DANILO PEREZ

« LA RICHESSE FINANCIERE NE SERT A RIEN TANT QU’ELLE N’EST PAS DESTINEE D’ABORD A L’EDUCATION DU PEUPLE ET A LA PROMOTION DE LA CULTURE »

 

Musicien d’une remarquable culture musicale, jazzistique et classique, le pianiste panaméen Danilo Pérez est aussi un fin connaisseur du folklore latino-américain et un intelligent défricheur des liens afro-américains. Son plus récent album, Crisálida, exprime parfaitement le sentiment partagé de traverser une époque cruciale, dangereuse, mais nécessaire pour accéder à un état plus élevée de conscience collective et individuelle…

PAR FRANCISCO CRUZ

PIANO PANAMERICAIN – PROJECTION PLANETAIRE

La musique au bénéfice de la vie : voilà probablement le plus grand défi pour les musiciens actuels.

L’ambitieux projet de Danilo Pérez – dont fait partie ce disque en compagnie de l’ensemble The Global Messengers (né au sein du Berklee College of Music, à Boston) –  est de créer une musique américaine sans frontières formelles ni stylistiques, orientée vers une universalité encore plus vaste. Une musique de rencontres et de fusions – qui tient compte des éléments arabes, européens, africains et amérindiens -, suivant un traitement harmonique jazzistique. Ce discours a des bases intellectuelles qui dépassent le monde musical : il est cohérent avec une conscience lucide de la réalité sociale, économique et politique de l’Amérique latine contemporaine et avec une réflexion critique de l’évolution globale des projets politiques de plus en plus liberticides dont nous subissons les conséquences.

En pleine phase de consolidation de ses concepts esthétiques, Danilo Pérez est au sommet de son art. Les vingt ans de collaboration étroite avec l’extraordinaire saxophoniste et compositeur Wayne Shorter ont été une source d’influence musicale et spirituelle très importante dans son évolution artistique. Danilo Pérez, dernier pianiste de l’orchestre de Dizzy Gillespie, est devenu depuis l’un des meilleurs musiciens du jazz contemporain ; un compositeur et un arrangeur brillant et un instrumentiste remarquable.

La bonne musique a un effet positif pour tout le monde, parfois même au-delà de la sphère humaine. On sait que les vibrations harmonieuses et certaines fréquences améliorent la vie des végétaux et des animaux. Crisálida est un très bel album… qui réunit des compositions commandées à Danilo Pérez par deux importants événements culturels : la suite «Muralla» par la ville de Panama City en 2019 en tant que capitale culturelle du monde ibéro-américain; et la suite «Fronteras» co-commandée par le Festival de Jazz de Londres et de Detroit. Les frontières et les murs, inventions humaines pour séparer et opposer les hommes, se confondent parfois dans l’accomplissement des mêmes objectifs. Ils ne sont pas seulement physiques comme ceux que séparent les Etats-Unis du Mexique, la Bande de Gaza qui sépare palestiniens et israéliens, où l’ancien Mur de Berlin, qui séparait jadis les allemands occidentaux et orientaux, en «pro-capitalistes et pro-communistes». Les murs et les frontières sont aussi économiques, psychologiques, sociaux. Et les pouvoirs financiers et politiques savent très bien les exploiter à leur profit. Au croisement de multiples genres musicaux, styles artistiques et cultures esthétiques, Crisálida est une musique sans frontières. Il réunit des musiciens latino-américains, moyen-orientaux, africains, européens…

MUSIQUE POUR LA SAUVEGARDE DE LA CULTURE ET DE LA NATURE

Construit sous la forme de deux suites en quatre mouvements – « La Muralla » (Le Mur) et« Fronteras » (Frontières) – l’album Crisálida poursuit le questionnement entamé sur le disque Providencia et interpelle notre propre responsabilité en tant que citoyens du monde.

«Exact. Que faisons pour nos enfants et pour les générations futures ? Que faisons-nous pour leur léguer un monde meilleur ? Au lieu d’accroître les différences entre les diverses cultures, ce projet invite à consacrer notre énergie à trouver des couleurs et des tonalités communes. Pour essayer de nous rapprocher, d’établir des liens et de mieux vivre ensemble. Pour réaliser cet idéal d’égalité, pour lequel beaucoup se sont battus avant nous. Pour dépasser l’envie de pouvoir, la domination de l’argent, qui ont trahi cet idéal. Nous devons agir dans la perspective d’une compréhension universelle qui marquerait la fin de l’ego(isme) individualiste extrême qui est à la base du capitalisme ultra libéral. Nous devrions être aussi optimistes, et penser que tous les gestes positifs ont un impact sur l’univers.»

Cet album est ouvert sur de nombreuses cultures, modes, genres, formes, styles…

«J’ai toujours cru en une musique sans frontières. La musique est un passeport culturel qui ouvre les portes du monde. Dans ce disque, il y a la chanteuse Farayi Malek, le percussionniste Tarek Rantisi et le violoncelliste Naseem Al Atrash de Palestine, le luthiste grec Vasilis Kostas, la violoniste irakien Layth Sidiq,  plus une série d’invités dont le flûtiste palestinien Faris Ishaq, le cubain Roman Diaz aux tambours bâta, les vocalistes Erini Tornesaki de Grèce et Patricia Zárate du Chili, plus le chœur d’enfants grecs Kalesma de l’Ark of The World. C’est ma musique en trois dimensions : classique, jazz et latine. Enrichie évidement par mon étroite collaboration avec Wayne (Shorter).»

À quel point le travail avec Wayne Shorter constitue-t-il une influence majeure sur votre propre création ?

«Par-delà le langage musical, son influence se situe notamment au niveau de la connaissance profonde de l’être humain. Avec Wayne, j’ai appris que chaque geste, chaque action, chaque création humaine a une répercussion sur tous les autres. En composant un thème, en improvisant, en jouant sur scène, nous devons essayer de nous améliorer pour établir une vraie communion avec les autres. Il faut prendre conscience de ce que nous sommes en train de faire ici, à ce moment précis de nos vies. J’espère que les gens qui écoutent Crisálida  ressentent cette énergie ; et que cela les motive pour aller dans la même direction. Si chacun s’y met, on peut réaliser de grands changements dans le monde. Cette expérience avec Wayne va de pair avec mon travail social au Panama, auprès des enfants défavorisés, où la musique les fait sortir du chemin de la violence.»

L’engagement social est toujours compatible avec les exigences artistiques ?

«Oui, bien sûr. On arrive à la question cruciale dont nous discutons actuellement, avec les activistes culturels d’Afrique du Sud autant qu’avec Wayne Shorter. Qu’est-ce qui est le plus important : la musique pour la musique ou la musique pour la vie ? Une question existentielle passionnante. Ce qui me motive le plus, c’est l’activisme social, c’est-à-dire, utiliser la musique pour réaliser une contribution positive pour l’être humain. Aider la vie à travers la musique. Soit en travaillant avec des enfants pauvres au Panama, soit avec le Global Jazz Institut de Berklee, qui est la continuation de ce que j’avais initié au Panama. Il implique plusieurs de mes partenaires, comme Miguel Zenon et Antonio Sánchez. L’objectif est triple : le changement social à travers la musique, le travail interdisciplinaire entre musique, danse, beaux-arts… et le développement créatif en rapport avec la nature.»

On cesse de voir la musique comme un luxe ou un phénomène purement esthétique…

«Il nous faut canaliser cette passion pour la musique, pour l’art, dans la protection de la culture et de la nature. Nous sommes inspirés, entre autres, par l’expérience de l’anthropologue et compositeur Olivier Messiaen. Nous travaillons auprès des adultes à New York et des enfants au Panama ; nous sommes en train de développer un projet à Cuba et un autre en Afrique du Sud. Nous produisons des concerts dans des prisons, car nous voulons exploiter l’impact radical que peut avoir la musique. J’insiste : la musique est importante parce qu’elle peut apprendre des valeurs aux enfants. Pour jouer, tu ne peux pas tricher ! Pour interpréter une partition, tu dois étudier. La discipline, le travail en équipe, toute une série de valeurs, peuvent être transmises par la pratique artistique. Éduquer, former des artistes, cela cimente la richesse d’un pays. Toute la richesse financière ne sert à rien tant qu’elle n’est pas destinée d’abord à l’éducation du peuple et à la promotion de la culture.»


DANILO PEREZ
Crisálida
(Mack Avenue)